28
Tante Eustacia fait une confession
Quand nous avons vu le dôme noir exploser et la fumée qui sortait du toit, dit Kritanu une fois de retour chez Eustacia, nous avons compris que quelque chose était arrivé et que le moment était venu de passer à l’action.
— Et vous l’avez fait au bon moment, répondit Max.
De vilaines marques rouges lacéraient son cou, mais les saignements avaient cessé. Sur le trajet du retour, Victoria avait pris, non sans plaisir, la liberté d’asperger ses morsures d’eau bénite salée. Elle n’avait pour ainsi dire pas desserré les dents depuis qu’ils avaient quitté le repaire de Lilith, laissant à Max le soin de faire le récit des événements.
— Les Vénatores ont une mission sacrée, dit Eustacia. Et il arrive que des miracles se produisent quand nous combattons les forces du mal.
Des miracles ? Victoria ferma les yeux. Elle ne parvenait pas à effacer Phillip de sa mémoire, son expression affamée... suppliante... la courbe de ses lèvres, de son nez.
Vous ne pouvez pas le sauver.
Les paroles de Max résonnaient furieusement dans sa tête. Non seulement elle n’avait pas pu le sauver, mais elle l’avait condamné.
— Le livre a été détruit ?
La voix d’Eustacia rappela Victoria à la réalité. Tous les yeux étaient fixés sur elle.
— Je n’ai jamais eu l’intention de le lui donner, dit-elle en regardant Max.
Il hocha la tête en silence. Il s’était montré anormalement attentionné depuis qu’ils étaient sortis de la maison en flammes. La forteresse était détruite, mais rien ne prouvait que Lilith – ou Phillip – l’était aussi.
Le combat était loin d’être fini. Car une fois ses forces recouvrées, la reine des vampires allait vouloir se venger de la défaite que lui avait infligée Victoria.
— Savez-vous ce qu’il est advenu de Sébastien ? demanda-t-elle en se tournant vers Max.
— Non, mais je présume que s’il n’est pas mort dans l’incendie, il aura été tué par les Impériaux. Un sort malgré tout plus enviable que de se retrouver à la merci de Lilith.
La pointe de dédain dans sa voix ne surprit pas Victoria, qui avait elle-même fait les frais du pouvoir de séduction inexorable de la reine des vampires. Sans doute la mort était-elle préférable à l’absence totale de contrôle sur ses propres actions ou désirs.
Mais pas pour elle.
— Tante Eustacia, puis-je vous parler ?
— J’attendais que tu me poses la question.
Lorsqu’elles furent seules, sa tante prit la parole.
— Les mots me manquent pour te dire combien je suis désolée pour Phillip.
Ses yeux noirs étaient pleins de tristesse et de remords lorsqu’elle prit les mains de sa nièce dans ses mains douces et noueuses.
— Si j’avais su...
— Mais justement, vous ne saviez pas. Vous ne pouviez pas savoir. Max et vous avez essayé de me mettre en garde.
Victoria écarquilla les yeux pour refouler ses larmes.
— Y a-t-il quelque chose que j’aurais pu faire pour le sauver ?
Eustacia secoua la tête.
— Lorsqu’un vampire a bu le sang d’un mortel, ce dernier est damné pour l’éternité. Des prières ou un grand sacrifice pourraient peut-être sauver son âme, mais ce n’est pas certain.
Victoria ferma les yeux.
— C’est entièrement ma faute. Si j’avais été moins égoïste, je ne l’aurais pas épousé. Je ne l’ai pas aimé suffisamment.
Elle releva la tête et essuya ses larmes.
— Il m’a dit que son destin était de m’aimer – que nous soyons ensemble ou séparés. Et maintenant, même cela n’est plus possible.
— C’est dur, je sais. Plus dur que tu n’aurais pu te l’imaginer, Victoria. Tu as sacrifié ta vie à notre cause, et tu as bien fait. Tu aides le monde à lutter contre le péché. Si toi et Max, moi et tous les autres n’étions pas là, ce monde aurait depuis longtemps basculé du côté des forces du mal. Les pouvoirs et les protections extraordinaires dont nous jouissons exigent de nous que nous nous sacrifions.
Elle hésita, puis demanda :
— Lilith t’a proposé de te libérer ?
Victoria hocha la tête.
— Et j’ai failli accepter, tante Eustacia. J’en avais très envie. Elle m’a proposé de me rendre Phillip... enfin, c’est ce qu’elle a dit. Mais l’aurait-elle pu ?
— Ça, je t’avoue que je n’en sais rien.
Eustacia inspira puis expira lentement avant d’ajouter :
— Victoria, je ne t’ai pas dit toute la vérité. Concernant les choix et la vocation des Vénatores. Certains comme toi, le sont par naissance. D’autres choisissent de le devenir au prix de grands dangers et de sacrifices. Une fois qu’ils ont accepté de servir la cause, la seule façon de se libérer...
— Non.
Victoria secoua la tête avec force. Elle ne voulait pas savoir.
— Ne le dites pas.
Sa tante fit une pause, puis déclara :
— Je sais bien que c’est trop tard pour toi et Phillip, mais si tu le souhaites, je le ferai. Car tu as consenti un lourd sacrifice.
Victoria se leva et s’approcha du cabinet où se trouvait la Bible des Gardella, soigneusement gardée sous clé, comme une relique dans une sacristie.
— Non, ce n’est plus envisageable, si tant est que ce le fût jamais, dit-elle. Quand j’ai accepté de reprendre le flambeau, je l’ai fait en toute innocence – sans comprendre ce que cela impliquait. Je trouvais amusant de pouvoir déambuler seule dans les rues la nuit sans craindre pour ma vie, sachant que j’étais capable de me battre mieux que n’importe quel homme. Jamais en tant que femme je n’aurais imaginé jouir un jour d’une telle liberté !
Sauf qu’avec la liberté, la force et le pouvoir viennent la souffrance et le sacrifice. L’impossibilité de mener une vie normale. Les responsabilités.
Jamais je ne pourrai revenir en arrière, tante Eustacia, même si vous me donniez cette chance. Car désormais il ne s’agit plus d’un jeu ou d’une simple mission consistant à chasser le mal et à l’expédier en enfer. Dorénavant, c’est une affaire personnelle entre Lilith et moi.